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Université du Québec à Rimouski |
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on ne peut que constater que c’est l’artiste qui se fait essayiste et qui, par le biais de l’étymologie, réfléchit en théoricien sur la question de l’art et celle de l’invention en art(2).
Entre
1957 et 1968, Marcel Duchamp, par quatre fois, joue du latin dans l’inscription
ou la signature d’oeuvres:
– la photographie en noir et blanc (prise en 1946) du Grand Verre (Fig. 1), coloriée à la main pour les 10 exemplaires de l’édition de luxe de Sur Marcel Duchamp, est inscrite-et-signée « MARCEL COLORIAVIT » (mars-octobre 1957)(3); – l’épigraphe du catalogue d’une exposition de Mina Loy, écrivaine et sculpteure américaine d’origine britannique, est signée « MARCEL DUCHAMP (ADMIRAVIT) » (mars ou avril 1959); – les Morceaux choisis d’après Ingres, I (janvier 1968) sont signés « MARCELLUS D. » Les trois premières occurrences (1957, 1958, 1959) sont exactement contemporaines de ce qui finira par s’intituler « La figue (sèche) », poème de Francis Ponge en prose ou en vers selon les versions (1951-1959) rassemblées depuis 1977 dans Comment une figue de paroles et pourquoi. En effet, à partir de septembre 1958 et jusqu’en 1959, Ponge latinisera et son nom (« Franciscus Pontius ») et son titre (hésitant entre « Nemausensis Poeta » et « Nemausensis auctor »), aboutissant finalement à « Francis Ponge / ou Franciscus Pontius / Nemausensis auctor ou poeta / Anno MCMLIX / Fecit », puis abandonnant cette signature dans la version publiée en revue en 1960 et en livre en 1961. La coïncidence Duchamp 1957-1959 / Ponge 1958-1959 ne peut donc être posée qu’à partir de 1977, lorsque le livre qui dévoile toutes les versions est publié(4). Ce n’est pas la première fois que tels éléments des poétiques de Duchamp et de Ponge sont en jeu. Je ne rappellerai d’elles que ceci. Dans « L’oeillet » (1941-1944), Ponge dit de son « naïf programme »(5): [...] ... où je choisis comme sujets non des sentiments ou des aventures humaines mais des objets les plus indifférents possible... où il m’apparaît (instinctivement) que la garantie de la nécessité d’expression se trouve dans le mutisme habituel de l’objet. ... À la fois garantie de la nécessité d’expression et garantie d’opposition à la langue, aux expressions communes. Évidence muette opposable. Ce qu’il reconduit dans « My creative method » (1948)(6): Je n’ai jamais, écrivant les textes [1924-1939] dont quelques-uns forment Le Parti Pris des Choses [publié en 1942], je n’ai jamais fait que m’amuser, lorsque l’envie m’en prit, à écrire seulement ce qui se peut écrire sans cassement de tête, à propos des choses les plus quelconques, choisies parfaitement au hasard. Vraiment, il s’agit d’une entreprise conçue tout à fait à la légère, sans aucune intention profonde et même à vrai dire sans le moindre sérieux. On croirait lire la description du « programme » menant, à partir de 1913, au readymade: légèreté, indifférence, hasard, mutisme, opposition. Si, dans « La figue (sèche) », c’est « la promotion de Symmaque [l’un des intertextes, depuis 1953] au statut de destinataire fictif d’une "lettre" » qui « induit la latinisation du nom de Ponge(7) », qu’en est-il de la latinisation du nom de Duchamp durant les mêmes années? Non seulement n’est-elle pas impliquée dans un poème d’une certaine ampleur, mais, on le devine, elle est nettement ludique, voire burlesque, proprement macaronique par cette utilisation de mots français affublés d’une désinence latine. En effet, dechiravit n’est pas la 3e personne du singulier de l’indicatif parfait, forme active, de dechirare, verbe qui n’existe pas en latin – « déchirer, lacérer, mettre en pièces » se dit plutôt lacerare –, mais, tout simplement si je puis dire, par calembour déchira vite. Il en est de même pour coloriavit (colorare « colorer, hâler, brunir » ferait plutôt coloravit, mais il n’a pas de parfait) et pour admiravit (mirari « voir avec admiration, admirer; être épris de, se passionner pour », verbe déponent, c’est-à-dire de forme active et de sens passif, fait miratus est). Mais, on le devine aussi, cela est un peu plus complexe. Cette cuisine impliquant 2 ou 3 langues (le français, l’anglais et le latin) désigne non seulement la rapidité de l’action de déchirer, de colorer ou d’admirer(8), mais, du moins dans la première occurrence, les matériaux impliqués dans le
Il n’est pas interdit non plus de penser que Barnet Hodes aura joué dans le cadre de la Cassandra Foundation, pour le projet de Robert Lebel (défrayer le coût de la traduction de Sur Marcel Duchamp), un rôle aussi utile que, dans le cadre du projet de Michel Sanouillet (éditer Marchand du sel, recueil des écrits et de quelques-uns des parlés duchampiens), celui d’Anne Sanouillet (faire le classement des notes de la Boîte Verte). D’où ce « Marcel dechiravit pour Barnet Hodes » (1957), d’où cet Éclairage intérieur (1959) pour Anne Sanouillet(9). ***
L’exposition de Mina Loy a lieu du 14 au 25 avril 1959 à la Bodley Gallery, New York, et l’épigraphe de Duchamp, sur une feuille pliée, se lit ainsi: (Fig. 3) MINA’S POEMS À 2 DIMENSIONS 1/2: HAUTS-RELIEFS ET BAS-FONDS, Inc., MARCEL DUCHAMP (ADMIRAVIT) Dans son compte rendu de l’exposition, Robert Coates en dit ceci(10): Je préfère le titre de Duchamp car, bien que les oeuvres soient des constructions [allusion au titre général donné par Loy aux oeuvres exposées] en ce qu’elles sont faites de tissu, de bois, de carton peint et d’autres matériaux, elle sont effectivement des reliefs [allusion à « Hauts-Reliefs », première partie du titre de Duchamp], et c’est un fait que, centrés sur la vie des personnes abandonnées du Lower East Side, ceci les constitue en études des bas-fonds [allusion à la seconde partie du titre de Duchamp]. I prefer Duchamp’s title, for although the pieces are constructions [allusion au titre général donné par Loy aux oeuvres exposées] in the sense of being built of cloth, wood, painted cardboard, and other materials, they are done in the matter of reliefs [allusion à « Hauts-Reliefs », première partie du titre de Duchamp], while the fact that they are focussed on the life of the derelicts of the Lower East Side establishes them as studies of the Lower Depths [allusion à la seconde partie du titre de Duchamp]. Admiravit ne serait-il pas alors à mi-chemin de « à deux dimensions et demie » et de « admit être ravi » par ce traitement proprement sculptural (« à deux dimensions et demie », justement) d’une grave question sociale? *** Enfin, les Morceaux choisis d’après Ingres, I mettent en scène Auguste, emprunté à une des versions (entre 1812 et 1819) de Virgile lisant « l’Énéide » devant Auguste, Octavie et Livie ou « Tu Marcellus eris » – Auguste, c’est l’empereur, Octavie, la soeur de l’empereur et la mère de Marcellus, et Livie, l’épouse de l’empereur –, et une musicienne, empruntée au Bain turc (1859-1863, bien que datée 1862), deux toiles d’Ingres, en effet(11). La première fait allusion à un célèbre passage de la fin du chant VI de L’Énéide et cite même un fragment du vers 883, qui devient l’autre titre de la toile(12). Les deux personnages ont un bras replié – en l’air (l’empereur), sur le manche de la mandoline (la musicienne) –, composant un M inversé. Maintenant, c’est par sa main droite qu’Auguste, entre ses cuisses, tient le manche allongé de l’instrument(13): il a le manche / elle, maintenant penchée, connaît la musique(14). C’est en cela que l’Occident (Virgile commence L’Énéide au moment où l’empereur Octave, retourné afin d’offrir son profil droit – Duchamp offre aussi son profil droit dans l’Autoportrait de profil –, devient Auguste(15)) et l’Orient (« l’étonnement d’Ingres en découvrant que l’on retrouvait les traditions des thermes grecs dans le monde de l’Islam »(16)) peuvent être confrontés, et ce même si les deux protagonistes, pourtant nus, ne se regardent pas: Marcellus, par un décalque inversé, sera devenu Marcellus D. Il s’est retourné, maintenant nu. Elle est maintenant penchée vers lui. Les éléments qui entrent dans la composition du collage des deux citations sont en place: Duchamp joue du latin, métatextuellement – ingredi « entrer dans », inguen « aine » –, sur le violon d’Ingres. Pour la dernière fois.
Notes
Fig.
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