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Vol.1 / Issue 3


Du latin, par quatre fois

by André Gervais
Université du Québec à Rimouski

 

Marcel Duchamp disant en 1957 ou en 1963 ceci(1):

L’art, si je ne suis pas dans l’erreur, c’est « faire », du latin. Faire, c’est tout. [...] Former. Et tout ce qui n’est pas formé ou fait par l’homme, je suppose, n’est pas de l’art. Je veux dire, la nature n’est pas de l’art. C’est évident.

[Art, if I’m not wrong, is « to make » from the Latin. To make, that’s all. [...] To form. And anything that is not formed or made by man I suppose is not art. I mean, nature is not art. It’s evident.]

Car, après tout, qu’est-ce que c’est, un homme de génie, ou d’un ordre quelconque? C’est un homme qui invente quelque chose, qui trouve quelque chose. Il ne l’invente pas mais il le trouve, au sens invenire du mot, n’est-ce pas.

on ne peut que constater que c’est l’artiste qui se fait essayiste et qui, par le biais de l’étymologie, réfléchit en théoricien sur la question de l’art et celle de l’invention en art(2).

Mais ce n’est pas cette façon de faire, savante, qui m’occupe maintenant.

            Entre 1957 et 1968, Marcel Duchamp, par quatre fois, joue du latin dans l’inscription ou la signature d’oeuvres:
Autoportrait de profil (mars 1957) sera peu après inscrit-et-signé « Marcel dechiravit pour Barnet Hodes », puis, jusqu’en 1967, sera inscrit-et-signé « Marcel dechiravit pour [...] », au gré des dédicataires, Duchamp indiquant leur prénom ou leur nom complet; une variante, prise absolument, « Marcel dechiravit », sera faite en février 1958 pour les 137 exemplaires de Sur Marcel Duchamp, le livre de Robert Lebel à paraître cette année-là et qui paraîtra finalement en 1959;

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Figure 1
Marcel Duchamp, Hand-colored photograph of the Large Glass, 1946

– la photographie en noir et blanc (prise en 1946) du Grand Verre (Fig. 1), coloriée à la main pour les 10 exemplaires de l’édition de luxe de Sur Marcel Duchamp, est inscrite-et-signée « MARCEL COLORIAVIT » (mars-octobre 1957)(3);

– l’épigraphe du catalogue d’une exposition de Mina Loy, écrivaine et sculpteure américaine d’origine britannique, est signée « MARCEL DUCHAMP (ADMIRAVIT) » (mars ou avril 1959);

– les Morceaux choisis d’après Ingres, I (janvier 1968) sont signés « MARCELLUS D. »

            Les trois premières occurrences (1957, 1958, 1959) sont exactement contemporaines de ce qui finira par s’intituler « La figue (sèche) », poème de Francis Ponge en prose ou en vers selon les versions (1951-1959) rassemblées depuis 1977 dans Comment une figue de paroles et pourquoi. En effet, à partir de septembre 1958 et jusqu’en 1959, Ponge latinisera et son nom (« Franciscus Pontius ») et son titre (hésitant entre « Nemausensis Poeta » et « Nemausensis auctor »), aboutissant finalement à « Francis Ponge / ou Franciscus Pontius / Nemausensis auctor ou poeta / Anno MCMLIX / Fecit », puis abandonnant cette signature dans la version publiée en revue en 1960 et en livre en 1961. La coïncidence Duchamp 1957-1959 / Ponge 1958-1959 ne peut donc être posée qu’à partir de 1977, lorsque le livre qui dévoile toutes les versions est publié(4).

            Ce n’est pas la première fois que tels éléments des poétiques de Duchamp et de Ponge sont en jeu. Je ne rappellerai d’elles que ceci. Dans « L’oeillet » (1941-1944), Ponge dit de son « naïf programme »(5):

               [...] ... où je choisis comme sujets non des sentiments ou des aventures humaines mais des objets les plus indifférents possible... où il m’apparaît (instinctivement) que la garantie de la nécessité d’expression se trouve dans le mutisme habituel de l’objet.

               ... À la fois garantie de la nécessité d’expression et garantie d’opposition à la langue, aux expressions communes.

               Évidence muette opposable.

Ce qu’il reconduit dans « My creative method » (1948)(6):

               Je n’ai jamais, écrivant les textes [1924-1939] dont quelques-uns forment Le Parti Pris des Choses [publié en 1942], je n’ai jamais fait que m’amuser, lorsque l’envie m’en prit, à écrire seulement ce qui se peut écrire sans cassement de tête, à propos des choses les plus quelconques, choisies parfaitement au hasard.

               Vraiment, il s’agit d’une entreprise conçue tout à fait à la légère, sans aucune intention profonde et même à vrai dire sans le moindre sérieux.

On croirait lire la description du « programme » menant, à partir de 1913, au readymade: légèreté, indifférence, hasard, mutisme, opposition.

           Si, dans « La figue (sèche) », c’est « la promotion de Symmaque [l’un des intertextes, depuis 1953] au statut de destinataire fictif d’une "lettre" » qui « induit la latinisation du nom de Ponge(7) », qu’en est-il de la latinisation du nom de Duchamp durant les mêmes années? Non seulement n’est-elle pas impliquée dans un poème d’une certaine ampleur, mais, on le devine, elle est nettement ludique, voire burlesque, proprement macaronique par cette utilisation de mots français affublés d’une désinence latine. En effet, dechiravit n’est pas la 3e personne du singulier de l’indicatif parfait, forme active, de dechirare, verbe qui n’existe pas en latin – « déchirer, lacérer, mettre en pièces » se dit plutôt lacerare –, mais, tout simplement si je puis dire, par calembour déchira vite. Il en est de même pour coloriavit (colorare « colorer, hâler, brunir » ferait plutôt coloravit, mais il n’a pas de parfait) et pour admiravit (mirari « voir avec admiration, admirer; être épris de, se passionner pour », verbe déponent, c’est-à-dire de forme active et de sens passif, fait miratus est). Mais, on le devine aussi, cela est un peu plus complexe. Cette cuisine impliquant 2 ou 3 langues (le français, l’anglais et le latin) désigne non seulement la rapidité de l’action de déchirer, de colorer ou d’admirer(8), mais, du moins dans la première occurrence, les matériaux impliqués dans le
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Figure 2
Marcel Duchamp, Self-portrait in Profile, 1958
geste: la matrice en métal, metal template, avec ses rimes internes (met- / tem-, -tal / -lat-) et externes (template / late), n’est pas sans rappeler telle langue (latin); les prénom et nom du premier dédicataire de l’oeuvre, l’avocat Barnet Hodes, ne sont pas sans rappeler non seulement le gabarit, la forme composée d’avance de cette matrice, mais aussi tel geste (to tear « déchirer ») et tel jour (today ou hodie). Si bien qu’il est possible de s’entendre demander quelque chose comme « have you passed a motion today? » ou « êtes-vous allé à la selle aujourd’hui? », et de s’entendre répondre « ma selle D. [ou today] chia vite my self-portrait in profile ». Il n’y a qu’à ajouter 2 ou 3 -R-, celui, bien sûr, de Rrose Sélavy, l’altère-Ego, pour s’entendre dire, en effet, « Marcel dechiravit my Self-portrait in profile » (Fig. 2) [ma-R-selle D. chi-R-a vite my self-portrait in profile]. La partie déchirée, la partie rejetée, devenant exactement le profil, ainsi en aura-t-il été de soi (my-R-self).

            Il n’est pas interdit non plus de penser que Barnet Hodes aura joué dans le cadre de la Cassandra Foundation, pour le projet de Robert Lebel (défrayer le coût de la traduction de Sur Marcel Duchamp), un rôle aussi utile que, dans le cadre du projet de Michel Sanouillet (éditer Marchand du sel, recueil des écrits et de quelques-uns des parlés duchampiens), celui d’Anne Sanouillet (faire le classement des notes de la Boîte Verte). D’où ce « Marcel dechiravit pour Barnet Hodes » (1957), d’où cet Éclairage intérieur (1959) pour Anne Sanouillet(9).

***

           

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Figure 3
Marcel Duchamp, Composition for Mina Loy, 1959

L’exposition de Mina Loy a lieu du 14 au 25 avril 1959 à la Bodley Gallery, New York, et l’épigraphe de Duchamp, sur une feuille pliée, se lit ainsi: (Fig. 3)

MINA’S POEMS À 2

DIMENSIONS 1/2:

HAUTS-RELIEFS ET

BAS-FONDS, Inc.,

MARCEL DUCHAMP (ADMIRAVIT)

Dans son compte rendu de l’exposition, Robert Coates en dit ceci(10):

Je préfère le titre de Duchamp car, bien que les oeuvres soient des constructions [allusion au titre général donné par Loy aux oeuvres exposées] en ce qu’elles sont faites de tissu, de bois, de carton peint et d’autres matériaux, elle sont effectivement des reliefs [allusion à « Hauts-Reliefs », première partie du titre de Duchamp], et c’est un fait que, centrés sur la vie des personnes abandonnées du Lower East Side, ceci les constitue en études des bas-fonds [allusion à la seconde partie du titre de Duchamp].

I prefer Duchamp’s title, for although the pieces are constructions [allusion au titre général donné par Loy aux oeuvres exposées] in the sense of being built of cloth, wood, painted cardboard, and other materials, they are done in the matter of reliefs [allusion à « Hauts-Reliefs », première partie du titre de Duchamp],  while the fact that they are focussed on the life of the derelicts of the Lower East Side establishes them as studies of the Lower Depths [allusion à la seconde partie du titre de Duchamp].

Admiravit ne serait-il pas alors à mi-chemin de « à deux dimensions et demie » et de « admit être ravi » par ce traitement proprement sculptural (« à deux dimensions et demie », justement) d’une grave question sociale?

***

            Enfin, les Morceaux choisis d’après Ingres, I mettent en scène Auguste, emprunté à une des versions (entre 1812 et 1819) de Virgile lisant « l’Énéide » devant Auguste, Octavie et Livie ou « Tu Marcellus eris » – Auguste, c’est l’empereur, Octavie, la soeur de l’empereur et la mère de Marcellus, et Livie, l’épouse de l’empereur –, et une musicienne, empruntée au Bain turc (1859-1863, bien que datée 1862), deux toiles d’Ingres, en effet(11). La première fait allusion à un célèbre passage de la fin du chant VI de L’Énéide et cite même un fragment du vers 883, qui devient l’autre titre de la toile(12). Les deux personnages ont un bras replié – en l’air (l’empereur), sur le manche de la mandoline (la musicienne) –, composant un M inversé. Maintenant, c’est par sa main droite qu’Auguste, entre ses cuisses, tient le manche allongé de l’instrument(13): il a le manche / elle, maintenant penchée, connaît la musique(14). C’est en cela que l’Occident (Virgile commence L’Énéide au moment où l’empereur Octave, retourné afin d’offrir son profil droit – Duchamp offre aussi son profil droit dans l’Autoportrait de profil –, devient Auguste(15)) et l’Orient (« l’étonnement d’Ingres en découvrant que l’on retrouvait les traditions des thermes grecs dans le monde de l’Islam »(16)) peuvent être confrontés, et ce même si les deux protagonistes, pourtant nus, ne se regardent pas: Marcellus, par un décalque inversé, sera devenu Marcellus D.

            Il s’est retourné, maintenant nu. Elle est maintenant penchée vers lui. Les éléments qui entrent dans la composition du collage des deux citations sont en place: Duchamp joue du latin, métatextuellement – ingredi « entrer dans », inguen « aine » –, sur le violon d’Ingres. Pour la dernière fois.

 

 




Notes

1. C’est lors de la discussion suivant les brèves communications d’un colloque intitulé The Creative Art – How Style Evolves in the Creative Mind (Houston, 5 avril 1957) que Duchamp avance pour la première fois cette définition. C’est dans le cadre d’un « Hommage à Jacques Villon » à la radio française (Paris, 12 juin 1963) que Duchamp, répondant aux questions de Georges Charbonnier, déclare cela. Décédé le 9, Jacques Villon, pseudonyme de Gaston Duchamp, est le plus vieux frère de Marcel Duchamp; né en 1875, il a alors 87 ans et, en France, il est le « grand artiste » de la famille.

2. Et que tout lecteur peut explorer à son tour et pousser plus loin dans le cadre de son analyse des oeuvres autant que des écrits et des parlés: voir André Gervais, C’est. Marcel Duchamp dans « la fantaisie heureuse de l’histoire », Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 2000, p. 25-26 (le mot art), 278-279 (les verbes déponents) et 294-295 (le mot hôte), entre autres.

3. Dans une lettre (25 mars 1957) à Robert Lebel, Duchamp pense signer « Marcellus coloriavit ».

4. Francis Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi, édition établie par Jean Ristat, Paris, Flammarion, coll. « Digraphe », 1977; republié avec une présentation de Jean-Marie Gleizes, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997. La publication en février 1977 de la première édition a lieu, par ailleurs, au moment même où se tient en France la première grande exposition Duchamp (Centre Georges-Pompidou, Paris, 31 janvier-2 mai 1977).

5. Francis Ponge, « L’oeillet », dans La rage de l’expression (1952), repris dans Tome premier, Paris, Gallimard, 1965, p. 293.

6. Francis Ponge, « My creative method », Le grand recueil, tome II: Méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 38.
[In English, there are two translations of Le parti pris des choses: Things, translated by Cid Corman, New York, Grossman Publishers, 1971; The Voice of Things, edited and translated with an introduction by Beth Archer, New York, McGraw-Hill Book Co., 1972]

7. Jean-Marie Gleizes, note 29 (p. 257) de l’édition de 1997 de Comment une figue...

8. Ou d’être nu: Le Roi et la Reine traversés par des nus vites (dessin, avril 1912) et Le Roi et la Reine entourés de nus vites (toile, mai 1912). La formule nu vite ressurgira spontanément, durant les années 1970, comme la traduction de to streak « passer comme un éclair, nu, dans un lieu public ». Ou encore: « Bien reçu Chantage [de la beauté] que j’ai lu comme je lis Platon càd à grande allure » (à Robert Lebel, 4 août 1955). Voir C’est, p. 308.

[« Received Chantage [de la beauté] and have read it as I read Plato which is to say at great speed » (to Robert Lebel, August 4, 1955). See André Gervais, « For a Portrait of Marcel Duchamp, "The Dedications Speak" », Tout-Fait, New York, n° 1, December 1999.]

9. Barnet Hodes est l’avocat de William Copley, artiste et mécène que Duchamp connaît depuis 1947 ou 1948; Copley, par sa Cassandra Foundation, décidera en novembre 1958 d’aider, par ailleurs, le projet d’une « version typographique » de la Boîte Verte (qui paraîtra en 1960), et sera en 1968 le « passeur » de l’atelier au musée d’Étant donnés... (importante oeuvre posthume qui, avec l’aide de Paul Matisse, sera dévoilée en 1969). Pour Anne Sanouillet, voir C’est, p. 193.

10. The New Yorker, 25 avril 1959, cité par Roger Conover dans Mina Loy, The Last Lunar Baedeker, édition présentée et établie par Roger Conover, avec une note de Jonathan Williams, Highlands, The Jargon Society, 1982, p. 332.

11. La première est aux Musées royaux des Beaux-arts, Bruxelles, depuis 1867; la seconde, après avoir fait partie notamment de la collection de Khalil-Bey de 1864 ou 1865 à 1868 – en même temps, donc, que L’origine du monde (1866) de Courbet –, est au Louvre depuis 1911.

12. Gérard Genette (Seuils, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1987, p. 77) donne une dizaine d’exemples de livres qui « hésitent entre deux titres » (Le spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, de Baudelaire, par exemple). À distinguer du titre double (le ou est alors intégré: Candide ou L’optimisme, de Voltaire, par exemple), le second titre devenant alors un sous-titre (p. 81).

[Gérard Genette, Paratexts: thresholds of interpretation, Cambrige University Press, 1997]

13. S’il est clair que ce n’est pas un luth car le chevillier de ce dernier est à angle droit avec le manche, il n’est pas si clair que c’est une mandoline: ne devrait-il pas y avoir huit chevilles (pour les huit cordes qui reproduisent, d’ailleurs, l’accord du violon) et le manche ne devrait-il pas être nettement moins long?

14. Pierre Guiraud (Dictionnaire érotique [1978], préface de Alain Rey, Paris, Payot, 1993) cite Geo Sandry et Marcel Carrère, Dictionnaire de l’argot moderne (1953): avoir le manche « être en érection »; Alain Rey et Sophie Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, coll. « Les usuels du Robert », 1991: connaître la musique « savoir s’y prendre, savoir de quoi il retourne ».

15. C’est en 27 avant J.C. que le Sénat permet à Octave de porter le titre d’Auguste, dont il se pare comme d’un nouveau nom (et commence alors, précisément, l’époque de l’Empire romain); c’est en 23, quatre ans plus tard, que Marcellus, le neveu d’Auguste, meurt à 19 ans. La circonstance choisie par Ingres est ainsi résumée par Maurice Rat: « Donat et Servius [commentateurs contemporains de Virgile] rapportent que lorsque Virgile lut l’épisode de Marcellus devant Auguste et Octavie, celle-ci s’évanouit », dans Virgile, L’Énéide, édition et traduction par Maurice Rat, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1965, p. 351, note 1664.

16. Tout l’oeuvre peint d’Ingres [1968], introduction par Daniel Ternois, documentation par Ettore Camesasca, traduit de l’italien par Simone Darses, Paris, Flammarion, coll. « Les classiques de l’art », 1971, p. 118.

 

Fig. 2-7
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