LE GRAND VERRE: Visite Guidée

Suquet, Jean , 1999/12/01, 2016/07/12
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Un Chapeau

Jean Suquet, né à Cahors (Lot, dans le midi de la France) le 22 juin 1928, fréquente à Paris le groupe surréaliste depuis 1948.

Un jour du printemps 1949, il est invité par André Breton à lui faire lire quelques pages de ses écrits. Soupçonnant une parenté entre ceux-ci et Le Grand Verre de Duchamp, Breton, à qui on a demandé un livre sure Duchamp, lui suggère d’écrire ce livre à sa place. Il lui fait rencontrer Mary Reynolds et Jacques Villon.

Dans sa première lettre à Duchamp (Paris, 15 juillet 1949), Suquet écrit: “Si je dois écrire sur vous et votre oeuvre ce ne sera pas en critique mais en poète.” Duchamp lui répond (New York, 9 août): “Suis tout à fait d’accord pour votre projet. / Et comme vous le dites, ‘en poète’ est la seule façon de dire quelque chose.”

Parallèlement à une lettre du 12 décembre, Suquet lui envoie quelque quarante pages. Duchamp répond tout de suite (25 décembre). Cela se termine sur rien de moins que: “Après tout, je vous dois la fière chandelle d’avoir mis à nu ma mise à nu.”

Les premiers travaux duchampiens de Suquet (1949-1956) ne seront cependant pas publiés à l’époque, sauf “Le Signe du Cancer,” dans La Nef, Paris, no. spécial (Almanach Surréaliste du demi-siècle), mars 1950.

Les deux hommes – 63 ans et 22 ans – se rencontrent à Paris, chez Mary Reynolds qui vient de mourir, le 26 octobre 1950.

Dès les premières lettres échangées, on le voit, le ton est donné. Et la connivance est là – est toujours là, cinquante ans plus tard. Bien au delà de la mort de Breton (en 1966) et de Duchamp (en 1968), Jean Suquet “retarde en poète.” Il a 71 ans.

Il a publié sept livres, longs et brefs, sur l’oeuvre duchampienne:

*Miroir de la Mariée. Paris: Flammarion, coll. “Textes,” 1974. (267 p.)

*Le guéridon et la virgule. Paris: Christian Bourgois, 1976. (128 p.)

*Le Grand Verre rêvé. Paris: Aubier, 1991. (169 p.)

*Le Grand Verre: Visite guidée. Caen and Paris: l’Échoppe, 1992. (25 p.)

*Regarder L’heure. Sur le ciel de Marcel Duchamp. Caen and Paris: l’Échoppe, 1992. (24 p.)

*In vivo, in vitro. Paris: l’Échoppe, 1994. (119 p.)

*Marcel Duchamp ou L’éblouissement de l’éclaboussure. Paris: Éd. L’Harmattan, coll. “L’art en bref,” 1998. (124 p.)

Bien que Duchamp lui ait écrit (25 décembre 1949): “Vous savez sans doute que vous êtes le suel au monde à avoir reconstitué la gestation du verre dans ses détails, avec même les nombreuses intentions jamais exécutées,” il faudra attendre quelques dizaines d’années et plusieurs essais pour qu’il soit clair, dans le trajet de cette “visite guidée” succincte, que tous les éléments du verre – Le Grand Verre – sont bien en place.

André Gervais

16 novembre 1999


LE GRAND VERRE: Visite Guidée

Par Jean Suquet

Schéma du Grand Verre de Marcel Duchamp

1 – Broyeuse de chocolat.
2 – Glissière.
2A -Agrafe motrice et chaîne de révolution.
2B -Pédale en sous-sol.
2C -Moulin à eau.
3 – Grands ciseaux.
4 – Célibataires.
5 – Tubes capillaires.
6 – Horizon — vêtements de la Mariée.
7 – Mariée, tête ou yeux.
7A -Anneau de suspension du Pendu femelle.
7B -Guêpe.
7C -Girouelle.
8 – Voie lactée chair.
8A -Allongement météorologique.
8B -Aller-retour des lettres de l’Inscription.
9 – Tamis.
10 -Pentes d’écoulement.
10A-Mobile de l’éclaboussure.
10B-Fracas — éclaboussures.
11 -Canon (?)
11A et
11B-Béliers du combat de boxe.
12 -Tableaux d’oculiste.
13 -Tirés.
14A-“Trépied” du jongleur-manieur-soigneur de gravité.
14B-Ressort du jongleur-manieur-soigneur de gravité.
14C-Plateau et boule noire du soigneur de gravité.

Celui qui a virgulé des moustaches à la Joconde, qui a exposé une pissotière dans un salon, Marcel Duchamp, s’est acquitté à la va-vite de ces salubres moqueries, de loin en loin, pour amuser la galerie, et comme pour donner le change. Car dans le même temps, chaque jour, presqu’en secret, il travaillait à un “grand oeuvre,” aujourd’hui au musée de Philadelphie. Le Grand Verre, telle une fenêtre ouvrant une perspective à perte de vue, est constitué par deux plaques de verre verticales dressées l’une au dessus de l’autre dans un cadre de 1,76 m de large sur 2,72 m de haut. Sur ces vitres, sans offusquer l’essentiel de leur transparence, Marcel Duchamp a dessiné, au moyen de fil de plomb, de sèches figures mécaniques méchamment arrêtées, on dirait prises dans les glaces. Il les a esquissées, précisées, mises en place sur des plans, il en a suggéré les possibles mouvements par des notes, à la plume, au crayon, sur des bouts de papier griffonnés à Paris de 1912 à 1915. Il les a cristallisées patiemment, obsessionnellement, à New York entre 1915 et 1923, date à laquelle il a abandonné son chantier définitivement inachevé. (Le caractère italique souligne les citations de Marcel Duchamp.) En 1933 on lui apprit que l’oeuvre à laquelle il avait consacré des milliers d’heures de travail était brisée en mille morceaux. Aussitôt, avant même de songer à cicatriser le désastre, ce qu’il fit en 1936, comme si les mots s’échappaient d’entre les lèvres des cassures, il entreprit de publier ses brouillons fondateurs. Avec la ferveur d’un sourcier de soi-même et la minutie d’un moine recopiant un texte sacré il reproduisit chaque manuscrit en fac-similé, il le fit imprimer sur un pareil papier, il en déchira le contour à l’identique et il recueillit en vrac dans un luxueux coffret de velours vert édité à trois cents exemplaires à l’automne 1934 un jeu de quatre vingt treize feuilles volantes. Envolées de leur jaillissement au tout premier moment. Le couvercle de cette merveilleuse Boîte Verte est constellé par un pointillé de lettres majuscules qui donnent à déchiffrer une phrase articulée sur sa propre dérobade: LA MARIÉE MISE À NU PAR SES CÉLIBATAIRES MÊME. Nul besoin du nom de l’auteur. Sa sonorité scintille dans le titre: MARiée, CÉLibataires. Ainsi qu’une invite à chercher l’or dans l’oreille. Marcel Duchamp a livré ses notes dans un somptueux désordre de puzzle comme s’il avait voulu que chacun reprenne le jeu à son compte et brode à travers le tissu nerveux des brisures son propre chemin. Il a souhaité libre cours à la légende, pourvu qu’on la lise grâce à la grille du Grand Verre; et sans passer sous silence aucune des données. Pour commencer le lecteur fera bien d’ajouter une lampée d’huile de rigolade au schéma mécanique que ces pages détaillent. Il devra avec le même enjouement faire chanter les mille échos du vocabulaire; retrouver les sources de l’oeuvre dans le plus vif, le plus haletant, le plus irrassasiable désir qui hante le commun des mortels; et à chaque articulation de ce trop maigre tracé prendre le fil de telle ou telle échappée imaginaire, celle par exemple de l’insaisissable quatrième dimension, le temps, que le peintre ne peut mettre à la raison qu’en relevant les empreintes de son passage. C’est pourquoi aucun des rouages, aucune des roueries ne doivent être laissés dans l’ombre. Les engrenages parlent pour peu qu’on les apparie avec exactitude selon le nombre de leurs dents. Et leur machinerie rébarbative, leurs machinations jubilatoires, marchent dès l’instant que les mots leur prêtent moteur.

En bas, au beau milieu, la broyeuse de chocolat (1) tourne; tourne comme elle a tourné et tournera en rond pour revenir au même sous le seul fouet de la répétition de l’adage de spontanéité: le célibataire broie son chocolat lui-même. Ne nous attardons pas à sa couleur douteuse, à son parfum d’enfance. Cette triple meule mue par un proverbe, en dépit de son volume, de sa place centrale, ne sert à rien. Sinon à mettre en garde contre le tape-à-l’oeil des apparences. A son côté une glissière (2) va et vient en ressassant des litanies. Ses saccades et ses hoquets ouvrent et ferment, oh à peine à moitié, de grands ciseaux (3) qui ne coupent pas mais dont le grand X affûte au dessus du monde célibataire la poignante question d’une inconnue. Un peu en retrait du train d’enfer de ces ferrailles grinçantes de railleries, neuf bonhommes rouges se tiennent figés au garde-à-vous. Ce sont les célibataires (4). Ils ne bougent pas mais le nom qu’ils portent ripe et dérape. Cette mascarade d’uniformes aussi creux que strictement ficelés, Duchamp pour commencer l’a baptisée matrice d’éros et pour finir cimetière. Matrice et cimetière confondus en un même lieu! Il faut en faire un grand écart pour joindre ainsi d’un trait l’entrée à la sortie. Une mobilité subtile, une fluidité quasi spirituelle habiter ces moules de mâles réduits à leurs habits. En effet, les célibataires sont pleins d’esprit. Gonflés au gaz d’éclairage. Gaz dérive du “geist” germanique qui signifie esprit. Et de fait en 1912 le gaz n’est pas rabougri aux utilités culinaires. Il insuffle aux lampes leur sang. Mais tant qu’il ne rencontre pas une allumette “l’hydrogène clarteux” demeure invisible. Le peintre ne peut montrer de lui que les bonbonnes qui le contiennent, les tuyaux et les tubes (5) qui le canalisent, ou ne perçoit de sa coulée que la plomberie clouée aux murs. Or dedans l’esprit court, le temps passe, le gaz fuit…

Fuyons de concert. Ce frère en errance, accompagnons le dans son voyage. Bien qu’il soit avare de traces indicatrices. Il ne dit rien du sens de la route, tout juste amorce-t-il le mouvement de la roue. Alors, en laissant la part belle au hasard, vêtus de nos loques personnelles, lourds de notre propre passé, motivés par la très improbable perspective de jouir de la fin d’un repos instantané, entrons dans la durée impersonnelle du Grand Verre. Mais avant d’en franchir le seuil, marquons un suspens debout face à lui. À hauteur d’oeil (du moins dans le cadre d’origine) la fracture entre le bas et le haut suit naturellement le trait de la ligne d’horizon (6). En bas, à terre, les célibataires. En haut, la Mariée (7). Quoi! Ce pantin squelettique se balançant au zénith du cimetière, c’est donc ça la femelle promise? Serait-ce le spectre de Jocaste, la mère pendue d’Œdipe aux yeux crevés? La mort et l’amour croiseraient-ils leurs lames au service des grands ciseaux de l’inconnue? Que signifie cette forme sans forme? Est-ce un fossile? L’empreinte d’un envol, telle la griffe d’un oiseau sur la neige ou le sable? Pouvons nous d’ici-bas l’imaginer? Car Duchamp vers elle n’a entrouvert que le trou de serrure du point de fuite: il a désigné l’horizon comme vêtement de la Mariée. Admirable justesse de l’allégorie! On connaît la duplicité de cette ligne imaginaire qui n’est après tout qu’une infirmité du regard. Où la vue touche à sa perte, là la voit-on tracée. Quand vers elle on avance, elle recule d’une égale dérobade. Et les célibataires qui s’élancent pleins gaz pour mettre à nu la Mariée portent dans leur propre regard, fomentent et agitent au devant d’eux le voile qu’ils brûlent de dégrafer. Tant qu’ils ne se seront pas eux-mêmes déshabillés du pli perspectif qui les aveugle…

La Mariée a donc dénoué son vêtement qui est tombé sur l’horizon et s’arrondit autour du monde. Elle est nue, nuages, nébuleuse. Voie lactée chair (8) écrit Duchamp d’un même trait de plume, d’un seul coup d’aile.

C’est la vie! La Mariée est dotée d’un centre-vie. Son coeur bat. Son pouls à la saccade lancinante, palpitant comme l’abdomen convulsif d’une guêpe (hymen ailé), engendre un courant d’air, un souffle, un vent qui envoie s’effilocher aux quatre points cardinaux une oriflamme de viscères et de méninges. Enfièvrée d’infini, la Mariée s’évade de ses intimités, elle s’évapore d’apparence en transparence, elle rompt les limites de sa peau, échappe à tout contour, récuse toute représentation. Nubile, la jeune fille s’est épanchée en nébuleuse. Nue, elle ne veut faire qu’une avec l’univers. Elle se laisse emporter dans un allongement météorologique (8A), déchiré de tempêtes, embelli de beaux-temps, (le temps qui passe prend les couleurs du temps qu’il fait), qui l’entre-lisse à l’étoffe du ciel telle une flamme consistante. Langue de feu qui se sublime en ce qu’elle a de fatal: le langage. Le courant d’air qui monte à travers la chair poreuse de la Mariée se charge de lettres. Le souffle qui la soulève c’est sa vive voix. La chair se fait verbe. Alors que dans son premier élan l’épanouissement de la Mariée devait transformer le haut du Grand Verre en un vitrail d’entrailles étincelant de cuivre fin, de platine et de poussière d’or, la montée du plaisir a transmuté l’or en paroles, la rosée des lèvres en encre volatile. Épanouissement: en faire une Inscription (8B). Crépite une écriture qui chasse sur son encre. Elle flamboie, elle s’efface, elle ressourd, elle reflue, elle laboure aller-retour de bout en bout la Voie lactée chair. Ses lettres haletantes, toujours sur le qui-vive, portent aux célibataires les commandements, ordres, autorisations de la Mariée. Les temps ont bien changé. Au lieu d’un malabar qui crache la foudre, au ciel règne une femme. Elle dicte la loi.

En bas, le gaz est encore loin du bout de ses peines. De tuyaux en entonnoirs, de tamis (9) en baratte, d’obscurité en étroitesses, compressé, étiré, coupé, recoupé, congelé, et pour finir liquéfié comme une serpillière, l’esprit passe par tous les états de la matière. La pesanteur l’humilie, la pesante heure l’accable des pires contre-temps. En vain. Il ne renonce jamais à son idée fixe ascensionnelle. Le plus tordu de ses avatars, le moins probant de ses ahannants progrès, n’altèrent en rien le rêve qu’il va s’emanciper de la pésanteur. Et quand au bas des pentes d’écoulement (10) le gaz suant sang et eau jute sur la terre sa flaque misérable, il est toujours capable d’exploser de désir. Trois ou quatre de ses gouttes viennent régaler la culasse d’un canon (11) pointé en direction du point de fuite. L’artiste-artilleur crache aussi sec une bille de combat. Les célibataires en fiers gaulois soutiennent le ciel au dessus de leurs têtes grâce à deux béliers (11A, 11B) dressés tout droits qui affleurent l’horizon et flirtent avec ses affriolants dessous. La bille déquille les béliers. Le ciel tombe. Du moins fait-il semblant de tomber. Car à chaque coup tiré le gaz en même temps qu’il effondre les souteneurs aux membres de fer mais aux genoux fragiles les charge du plus cher de ses souvenirs de jeunesse: une résurgence d’aimantation ascensionnelle. Les béliers chus relèvent la tête. Et tout recommence. Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais, conclut Duchamp. Alors, après cinq années d’un travail obstiné, mystérieux, distillations, incantations, décantations, retours en arrière, nouvelles avancées des cavaliers, des fous, des reines et des rois, il fait argenter le revers du Grand Verre. Dans ce mirroir, il grace au scalpel, sans retouche possible, trait après trait, au point de s’y arracher les yeux, trois tableaux d’oculiste (12) empruntés ready-mades à la vitrine d’un opticien et mis en perspective. Au terme de ses apprentissages le gaz a compris à quoi son nom le destine. Dit d’éclairage, il doit éclairer. À commencer par sa propre lanterne. Sous le choc d’une dernière chute, celle d’un poids fracassant (10A) précipité dans la flaque par l’entremise des ciseaux, il rejaillit en éclaboussures (10B). Dont la sublimation ne garde que l’éclat. Le gaz fait feu de son propre corps. Il déclare sa flamme. Sur le tremplin des miroirs oculistes qui l’écorchent de ses dernières scories, qui corrigent la flèche de son ultime élan, il gicle vers le ciel en une gerbe de rayons. Essor que Duchamp qualifie dans une envolée d’allitérations: l’éblouissement de l’éclaboussure. Feu le gaz d’éclairage sombre au coeur de sa propre lumière. Il y découvre l’origine de son éclairage intérieur. Et il se métamorphose une dernière fois. Toutes embrasées soient-elles ce ne sont pas les gouttes mêmes qui passent l’horizon et trouvent leur trou vers l’infini dans la constellation des neuf tirés (13) mais leur image. Ce qui est l’exacte définition physiologique du regard. Quand un faisceau de grains de lumière crible la rétine, ce qui passe au delà et se fraie un chemin à travers les épaisseurs de la matière grise, ce n’est plus la lumière, c’est son image à fleur de nerf, un bouquet d’influx électriques, de chimies et de chimères.

Ainsi courent à confluence les énergies à l’oeuvre dans le Grand Verre. En haut, un flot de paroles. En bas, un flux de lumière. À la fin du voyage, le gaz se transmue en un regard ébloui. La Mariée en écriture effervescente. Et la mise à nu, selon le vœu de Duchamp, peut alors être lue comme un poëme. Qui fait rimer l’épanouissement de la Mariée avec l’éblouissement des célibataires. On fera d’or cette rime déjà riche en tirant d’elle le dernier mot: OUI.

Tu parles! vont s’esclaffer les partisans du NON. Entre l’horizon et la Voie lactée s’étend une immensité transparente où Duchamp n’a tracé aucun signe, pas un nuage, pas l’ombre portée d’un trait d’union. Il n’y a que solitudes. C’est n’avoir jamais regardé le ciel par une belle nuit.


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La Voie lactée épouse la rondeur de la voûte nocturne et s’incline jusqu’à toucher l’horizon. Nul besoin d’un géant pour donner corps à ce pur effet de perspective. Y suffit un être dont les formes n’ont plus par rapport à leur destination une mensuration, par exemple les lettres de l’alphabet qui majuscules et minuscules acheminent et délivrent le même message. Justement entre en scène un troubadour qui va se révéler le pèse-lettre de la Mariée, le porte-parole de la Dame; le jongleur de centre de gravité (14). Sur le fil de l’horizon, il DANSE. Il fléchit, il se redresse, d’un pied sur l’autre, au gré des coups de canon, selon le bon plaisir des éclaboussures. Son corps taillé dans un ressort se vrille comme une vis sans fin entre le bas et le haut. A sa tête, il arbore un plateau rond où roule une boule noire. C’est avec ce caillot de ténèbres qu’il jongle. Il danse, il traduit les secousses de la machine en virevoltes de la boule qui concentre les ondes de déséquilibre du branle-bas célibataire. La boule vacille, zigzague, frôle dangeureusement les bords, mais elle ne tombe pas. Car la Mariée lui envoie des ordres de nouvel équilibre en la léchant d’une langue de flamme, en la chiquenaudant de lettres touchantes qui contrecarrent ses écarts. A cinq reprises, en dessins comme un maquette, Duchamp a représenté ce deus ex machina sous la forme d’un guéridon, d’une table tournante. Serpentin sur ses trois pieds (parfois quatre, sinon deux) il est l’oracle de la divinité-mariée. Un coup, deux coups, trois coups, comme tous les dieux il n’existe pas. Le Grand Verre l’a dissipé en transparence. Esquive fondamentale qui endiable la case vide, la lacune miraculeuse autour de laquelle le puzzle s’est reconstitué. Si bien que pour tous les regardeurs qui n’ont pas lu, ou mal lu, le mode d’emploi, ça ne marche pas, ça ne peut pas marcher. Ces mécréants n’entendent pas crisser le grain de sel que croquent les engrenages, ils oublient de déduire le dieu de ses indices, de ses brisées. Dans le titre, par exemple, il arque la queue de la virgule qui s’est glissée entre les célibataires pluriels et le singulier même, virgule, il n’y pas de langue morte qui n’avoue son vrai nom qu’en latin: virga. Eh oui! c’est lui que dans les salons tout le monde aujourd’hui appelle Monsieur le Phallus. Celui qui brille par son absence, qui agit d’autant mieux qu’il n’est pas là. Aux soins de la mise à nu, ce danseur change de nom comme de masque. D’un dernier trait de plume Duchamp l’a institué: Soigneur de gravité. Le docteur de la loi de la chute des graves qui conjoint l’Une au ciel et nous à terre. Le médecin volatil qui cicatrise la grave coupure de l’horizon. Le guérisseur qui met en chanson le cri que Duchamp a laissé deviner dans le premier jet de sa préface: Étant donné, si je suppose que je sois souffrant beaucoup. Et quel remède, quelle drogue, quel alcool porte le guéridon qui sert de table de chevet à la Mariée? Il suffit de l’apostropher à haute voix et de savourer un de ces calembours que Duchamp aimait tant: guéris donc! Et si tu es gai, ris donc! Guérir la gravité, c’est rire. Avec le point sur le i en guise de boule noire. En épelant les lettres de la Mariée, le trismégiste jongleur-manieur-soigneur de gravité déshabille cette vertu bien balancée que Duchamp a qualifiée: ironisme d’affirmation. Il personnalise de pied en cap le OUI. Un OUI dont chacun peut à loisir faire danser les lettres: